Parce que l’expérience est l’accomplissement d’un organisme dans ses luttes et ses réalisations dans un monde d’objets, elle est la forme embryonnaire de l’art. Même dans des formes rudimentaires, elle contient la promesse de cette perception exquise qu’est l’expérience esthétique.
John Dewey, L’Art comme expérience, Gallimard, “folio/essais”, 2005, p. 55.
Cette proposition de Dewey clôt le chapitre premier (“L’être vivant”) de son ouvrage et situe clairement son propos dans une anthropologie de l’expérience artistique plus que dans une philosophie esthétique. En effet, Dewey était partie d’une distinction extrêmement importante pour ce qui nous concerne, nous qui tentons de réfléchir à l’apprentissage/enseignement : “On identifie généralement l’œuvre d’art à l’édifice, au livre, au tableau ou à la statue dont l’existence se situe en marge de l’expérience humaine. Puisque la véritable œuvre d’art se compose en fait des actions et des effets de ce produit sur l’expérience, cette identification ne favorise pas la compréhension” (p. 29). Cette distinction est fondamentale: elle rappelle ce que W. von Humboldt (voir Serge Martin, Langage et relation, L’Harmattan, 2005, p. 126 et suivantes) signalait en son temps (début du XIXe siècle) quand il distinguait ergon et energeia ou, si l’on préfère, le produit et la production et, pour Dewey, l’œuvre et l’expérience. Ce premier principe, embryon de l’art, appelons-le la force artistique de toute expérience.
S’y ajoute un second principe articulé au premier, qu’on peut appeler la force démocratique de toute expérience en cela-même que n’importe quelle expérience, volontaire ou involontaire, consciente ou pas (les artistes savent depuis longtemps la force de l’inconscient), intentionnelle ou pas, ordinaire ou exceptionnelle, savante ou populaire, porte en elle une force artistique. Qu’est-ce à dire, selon Dewey ? Si l’expérience esthétique à proprement parler constitue une “perception exquise” – il semblera difficile de délimiter et en tous cas de séparer l’exquis du “rudimentaire” autrement qu’à concevoir un continuum -, toute expérience, y compris non esthétique, donc – engage une perception, c’est-à-dire au sens de Dewey une force artistique, à savoir un changement du vivre (voir, entendre, marcher, parler…). On voit facilement toutes les conséquences qu’on peut en tirer pour l’apprentissage/enseignement : contrairement aux habitudes françaises qui séparent souvent radicalement le primaire du secondaire, le populaire du savant et le rudimentaire de l’excellent, avec Dewey, on peut concevoir une force artistique à l’œuvre reposant sur autant d’expériences que d’individus (élèves, profs, classes, moments…), laquelle ne permet ni de fantasmer sur l’enfant poète ou artiste comme d’aucuns ont pu le faire ou inversement sur des pratiques pédagogiques se contentant d’initiation… en attendant je ne sais quel lendemain qui chanterait et quel génie qui adviendrait. Le génie artistique est quotidien, ordinaire, où “il n’est pas nécessaire de voyager jusqu’au bout du monde ni de revenir des milliers d’années en arrière pour trouver des peuples pour lesquels tout ce qui exacerbe le sentiment de vie dans l’instant présent est un objet d’admiration intense” (p. 34). Voilà le miracle pédagogique concret qu’il nous faut viser : “exacerber le sentiment de vie dans l’instant présent” permet “de rétablir la continuité entre l’expérience esthétique et les processus normaux de l’existence” (p. 41). Tomberaient bien vite les apories régulières qu’on entend sur le manque de culture avec les pré-requis nécessaire qui éloignent toujours plus les élèves et les enseignants du simple détour (“retour à l’expérience que l’on a du cours ordinaire ou banal des choses, pour découvrir la qualité esthétique que possède une telle expérience”, p. 41). Bref, avec Dewey, le pari est fait que l’art est fait pour et par tous, sans qu’aucunement on baisse le niveau de quoi et de qui que ce soit sauf à faire taire ceux “qui isolent l’art et l’appréciation qu’on en a en les plaçant dans un monde à part, coupé de tout autre mode d’expérience” (p. 40). Il y a chez Dewey, à la fois une confiance dans la force artistique elle-même et dans la capacité anthropologique des individus à vivre des expériences artistiques et donc à faire l’art, c’est-à-dire à permettre “l’interpénétration totale du soi avec le monde des objets et des événements” (p. 55).
Superbe programme pédagogique et magnifique appel à un travail de recherche… concret.
Serge Martin